Extrait 4
Un bourdonnement d’abeilles irrégulier, monte, quelque-chose quelque-part change d’expression. Et L le pourpre s’empare du voile, qui se tord ; il se tend, et il claque, telle la voile du navire doublant un cap gardé par un océan jaloux et furieux. La voûte frémit ! Surgit alors une image toute chargée de nuages gris-noir, qui engloutit mon esprit. Une impression de branches qui fouettent un visage et d’un déluge qui noie tout espoir de revivre un jour, immobilise mon esprit entre loup et chien, derrière quelques hommes immobiles blottis à ne faire qu’un, avec les troncs d’arbres derrière lesquels ils se cachent. Noirs et blancs, hâves, vêtus de treillis camouflés usés, déchirés et tellement imbibés d’eau, qu’ils leur sont une seconde peau. Ils sont coiffés de chapeaux de brousse, sans forme et chaussés de n’importe quoi. Une rangers, découpée sur une cheville, montre une boursouflure rouge-violet, chacun porte un sac à dos sur ses épaules. Trois d’entre-eux pressent une arme masquée de branches et de feuilles contre leur poitrine… Je reconnais des « Thompson. » Un autre, allongé, fondu aux racines qui courent sur le sol, est coiffé d’un curieux chapeau à la Robin des bois, il fait corps avec un fusil braqué droit devant lui, et surmonté d’une lunette entourée de chiffons... Deux sont recroquevillés, comme des fœtus, le menton sur la poitrine, leur arme ajustée en bandoulière sur leurs reins. Dans leurs mains, remontées à hauteur du cou : des grenades ! Deux autres enfin, aux extrémités de l’arc ainsi formé, sont confondus au terrain, accrochés au flanc d’un fusil mitrailleur recouvert lui aussi d’un linge sans forme.
Aucun bruit, sinon tout le bruit du monde causé par le déluge en cours. Des éclairs commencent de trouer le manteau du ciel plombé, à l’aube de ce premier jour de la saison des pluies.
Des statues ! ! Vingt ans ? Trente cinq ? Ils n’ont pas d’âge ! Sont-ils vivants ? Morts ? Comment savoir ? Mon esprit est immobile… Je ne perçois rien ! Suis-je devant l’œuvre hyper-réaliste d’un artiste fou ? Les visages sont tendus, comme taillés dans du marbre, lisses à ce que pas une goutte d’eau ne puisse s’y accrocher. Le déluge, puissant, souverain et implacable, sculpte sous mes yeux la pierre, la terre et les chairs ensemble, comme un bronze fantastique… Je suis figé devant un tableau manichéen dans lequel la vie, l’espoir et la mort sont suspendus emmêlés, en pleine course.
Le voile pourpre s’assombrit. Il n’ondule plus qu’imperceptiblement ; son mouvement ample est emprunt d’une formidable puissance. Il se transmet au cœur même d’une scène qui exhale des miasmes infernaux. Au rythme du voile, un reflet d’argent s’empare lentement des yeux exorbités de ces jeunes hommes. La veine gonflée qui court le long de leur cou, bat à l’unisson de celles qui arborescentent le dessus de leurs mains. Ils semblent abandonnés de ce peu qu’ils ne possédaient déjà plus. Leurs âmes sont ailleurs, loin, très loin dans la lumière, là où seule l’issue de leur dernier combat permettra qu’ils les rejoignent… Après la nuit !
A peine mon esprit est-il au contact de l’une d’elles, qu’il l’est de toutes les autres… A celui de la souffrance et de la peur, au centre du cercle des raisons de l’homme, d’être et, de ne plus être. Cette fois j’accepte l’intégration.
Je ne dois pas bouger ! Personne ne doit faire un mouvement ! Pourtant nous ne pourrons pas tenir le coup encore longtemps. Cette satanée flotte tombe tellement dru que les racines dans lesquelles nous planquons nos formes, semblent s’élever au-dessus du sol tant la pluie emporte la terre dans la petite pente derrière nous. J’ai l’impression que si ça continue, les arbres qui nous protègent vont tomber sans crier « gare ».