"Les gouttes d'encre"

Les mains pourpres

Extrait 2

- « Police Allemande… Ouvrez tout de suite, ou on casse la porte et vous serez fusillés ! »

Le « Sicki », qui a retrouvé ses réflexes, se met à aboyer de sa plus belle voix. Marguerite sort en trombe de son lit, passe rapidement le grand et lourd châle qui sert souvent ici de robe de chambre, et s’en va ouvrir la porte. En file indienne, puisqu’il est impossible d’emprunter à deux de front ces couloirs vosgiens, une dizaine de soldats envahissent les lieux de la cave au grenier, et se mettent en devoir de tout retourner. Le chien, pas d’accord du tout, reçoit un coup de crosse qui le met K.O. En fait, c’est mieux pour lui ! Un Hauptmann rien moins qu’enragé, qu’elle avait déjà vu avec son mari à la mairie, pousse la Marguerite devant lui jusqu’à la grande cuisine (l’autre cuisine). Il la fait d’office asseoir sur une chaise et marche l’air courroucé, de long en large en lui jetant des regards mauvais. Enfin, un soldat redescend, et se mettant dans un garde à vous aussi impeccable qu’il est crotté, lui claironne quelque chose qui signifierait que personne d’autre que la dame n’est présente dans la maison, dans laquelle ils n’ont rien trouvé si ce n’est que le revolver d’ordonnance du garde-champêtre. Le Hauptmann , toujours enragé, se tourne vers la pauvre femme et lui demande d’une voix aussi douce qu’il se montre menaçant :

- « Où – est – votre – mari – Madame ? » La Marguerite, le regarde, d’abord sans rien dire, comme apeurée.

- «  Je ne sais pas monsieur, il est parti depuis ce matin pour traquer des braconniers, et il n’est pas rentré. Je suis très inquiète, ça ne lui est jamais arrivé. Il a peut-être eu un accident ?

- «  Un accident ? Votre mari ? Allons donc Madame… Tout le monde sait que votre mari est malin comme un singe et qu’il connaît tout le secteur mieux que n’importe qui ! » Si vous ne parlez pas, je vous fait arrêter et emmener à la Kommandantur… ! Alors ?

- « Alors ? Eh bien, alors quoi ? lui lance d’un coup Marguerite en se levant de sa chaise tel un ressort, et qui retrouve ses fonctions de maîtresse femme qui ne supporte pas qu’un homme, quel qu’il soit, lui tienne tête ou la menace. Mon homme est parti, je vous l’ai dit, il n’est pas rentré et je ne sais pas ou il est, il ne m’a rien dit ; même pas qu’il ne mangerait pas à la maison ! Alors quoi ?Vous connaissez les gens d’ici non ? Vous le connaissez personnellement en plus, vous avez chassé avec lui et tout et tout ! Alors, quoi ? Arrêtez moi et fichez-moi la paix ! » Ceci dit, elle se rassied et se mure dans le silence derrière ses lèvres serrées, regardant le mur d’en face avec obstination et bras croisés sur son fichu croisé sur sa poitrine.

Le Hauptmann en reste comme deux ronds de flan, et semble chercher quoi lui répondre. Il est abasourdi, surtout que ses soldats, sont tous là, derrière lui, en train d’observer la scène. Il lève son bras, comme s’il voulait désigner quelque chose, et ouvre la bouche pour parler… Il n’en a pas le temps, la porte d’entrée s’ouvre à nouveau violemment et deux autres soldats, en pèlerine avec des lunettes de motards sur le casque, entrent en poussant devant eux un homme visiblement aussi saoul qu’un polonais, débraillé comme pas possible, qui tenant à peine debout, hurle un peu n’importe quoi en cherchant à se raccrocher à l’un de ses garde-chiourme, sans succès… Il s’écroule sur les grosses dalles de grès rouge en jurant comme un charretier.

Le voilà qui, à quatre pattes, se dirige vers la Marguerite, en lui disant d’une élocution que sa langue pâteuse entravait un maximum:

- «  Ah ! Ma bonne femme, c’est moi, ton Louis, t’inquiète pas, j’étais seulement chez le Robert… L’a voulu que j’reste pasque le couvre feu était sonné, alors, y m’ont invité à dîner, et pis après, y a eu les fous qu’ont fait des misères à nos amis… Et pis, il a sorti la « quetsche » pendant qu’on faisait une p’tite belote… Mais ça va, tu vois ? J’suis là, grâce à mes amis qui sont v’nus m’chercher !

A peine sa phrase difficilement terminée, le bon Louis s’écroule et dort sans préavis. La Marguerite n’avait encore jamais vu son mari dans un tel état ; elle oublia tout, les soucis de la journée, son excursion dans le jardin, l’embuscade de la montagne, son petit stage dans le tas de fumier, le soldat qu’elle avait tué, les résistants, le chien… Elle oublia tout ce qui n’était pas Louis, là, à quatre pattes devant elle, devant tous ces soldats Allemands, qui pour elle n’étaient plus que des témoins de son déshonneur qui commençaient à rire sous cape devant le spectacle. Le Hauptmann, lui, était mi-figue, mi-raisin, il ne savait plus quoi décider. Elle se rua sur son mari, le prit par le col, lui donna des gifles sur la tête, des coups de pieds, elle le secoua comme un prunier ; ce qui le réveilla tout de même ; remis ainsi chancelant sur ses jambes, elle le traîna de force bousculant les soldats sans ménagement, comme la furie qu’elle était devenue, jusqu’à la porte de l’escalier qu’elle ouvrit, en lui disant :

« Bougre de cochon ! Elle le lui dit même en Allemand : « Schwein » ! Saoulard ! Propre à rien ! Fiche le camp, va te coucher ! T’as bonne mine Garde-champêtre de mes fesses ! Tu vas voir demain de quel bois je me chauffe. Non Mais… Chez qui ?

Puis elle se retourna vers le Hauptmann, son visage vire alors au cramoisi. Elle réalise seulement que nonobstant les évènements pourtant graves survenus pendant la nuit, les Allemands, du premier au dernier, sont pliés en deux, pris d’un rire inextinguible.. le Hauptmann, en plein fou-rire, comme les autres, tente avec difficulté de reprendre son sérieux et, après quelques hoquets, décide d’opter pour la réalité de l’aventure du garde-champêtre dont l’état d’ébriété ne fait aucun doute pour lui, les deux gendarmes motards venant justement de lui raconter par le menu, où et comment une section avait trouvé le garde-champêtre… Ni plus ni moins, qu’en bonne compagnie chez des amis, à l’autre bout du village dans l’avant dernière maison, coté Raon-l’Etape. Le vieux soldat était avec quatre compères de sa classe, et quelques gaies-luronnes. Tous, dans un état d’ébriété avancé, étaient à l’étage, ayant largement dépassé le stade de la belotte-coinchée et relativement peu vêtus lorsque les soldats avaient enfoncé la porte de la maison. D’évidence, ces gens avaient outrepassé la « décence » ainsi que leur quota « raisonnable » d’alcool. Un des deux soldats, l’œil concupiscent, sort d’ailleurs discrètement de sa poche une bouteille de quetsche qui n’était certainement pas la seule « prise de guerre » effectuée sur les lieux du crime ; prise de guerre que le Hauptmann ne se fait d’ailleurs pas prier pour la faire disparaître dans son manteau à la grande déception de son subordonné. L’officier se disait que cette conclusion provisoire de l’affaire ne plairait pas plus tout à l’heure à son homologue de la Gestapo, qu’aux huiles de la Kommandantur qui avaient envisagé ce traquenard de longue date. Ce n’était pas pour lui déplaire en fin de comptes, il connaissait bien le bonhomme et l’aimait bien. Le garde aurait pu depuis belle lurette faire au moins abattre le colonel de la Gestapo au cours d’une partie de chasse. Il était sûr que les résistants n’auraient pu résister à une aubaine pareille. Convaincu donc de la parfaite « maladie naturelle du garde-champêtre », il décide de faire quitter la maison à ses hommes qui reprennent le couloir à la queue leu-leu, en faisant des paris sur la correction qu’allait administrer cette furie à son sympathique mari. Le Hauptmann est redevenu homme du monde, et au garde à vous, prie Marguerite de l’excuser pour les dégâts causés dans sa maison. Il va faire demi-tour, mais, après une courte hésitation, il tend le revolver d’ordonnance du Louis à une Marguerite, calmée maintenant, mais stupéfaite de l’incroyable tournure des évènements. Puis il claque les talons et s’en va, riant encore sous cape. « Ach ! Das sind Franzosen !  » Pense-t-il, s’en allant consciencieusement avec ses hommes, fouiller les autres maisons à la recherche d’éventuels « terroristes » français.

Haut de page

Règles d'utilisation du site | Espace Observations & Communication  ©2005 Michel-Louis LEONARD