Extrait 3
Mon père, gaillard, fait le tour de la 2CV. Il ouvre le coffre, en sort sa paire de bottes, s’assied dans le coffre et commence à troquer ses chaussures contre celles-ci. Puis, joyeux, il fait le tour, ouvre la porte arrière, sort sa canne à pêche et se met en devoir de la monter en me jetant quelques clins d’œil complices. Je suis littéralement interloqué , car , si j’ai bien perçu, et accepté la possibilité d’avoir franchi les limites du temps, je n’entrevois absolument aucune sortie à la situation présente.
- « Dis, crois-tu que ce soit le moment d’aller pêcher ? Et c le cirque là, en bas ? Pourquoi ne leur demandes-tu pas de venir pêcher avec nous ? Je ne comprends plus rien du tout moi. Je rêve ou quoi ?" - Mon père remet son chapeau et me répond du tac au tac en rigolant :
- « Non, fiston, tu ne rêves pas. La Deuche et nous, sommes tout à la fois en bas et ici. Dans deux ans, le moi d’en bas va bousiller sa bagnole sur un poteau téléphonique à Saint-Aubin-Châteauneuf… Ici, j’ai cinquante-cinq ans alors que je suis mort à quatre-vingt-quatre à quatre cents bornes d’ici. Toi, tu te permets un voyage dans le temps en te faufilant dans la peau de tes vingt-cinq ans et de tes quatre-vingts kilos ; alors qu’ailleurs, tu as cinquante-six ans, que tu en pèse 130 … kilos Et , et qu’en plus tu n’es pas mort… ! Tout ça , parce-que , assis par terre en plein mois de février 2002, tu avais un coup de blues devant une cheminée froide… Avoue tout de même que c’est rigolo !
Et puis, bon, ça va, je sais qu’il est difficile de comprendre parfaitement une situation pareille. Notre temps est presque écoulé, ne crains rien, je ne peux t’en dire plus, mais j’ai réellement une partie de pêche de prévue avec… Avec quelqu’un. Tu comprendras lorsque ce sera ton tour.
Toi, tu ne sais pas encore qui tu es réellement, si tu le savais, nous n’aurions pas pu partager ce bref temps de bonheur ; mais tu vas repartir, tu vas oublier tout cet épisode de ce que tu crois tout de même être un rêve, mais sache qu’on n’oublie jamais totalement un rêve. Tu auras peut-être besoin de t’en rappeler une parcelle au cours de l’épreuve qui t’attend avant de retrouver ta vraie vie. »
Mon père passe sa canne à pêche par l’ouverture de la capote, vérifie qu’elle ne bouge pas et marche vers moi. Il est redevenu sérieux et fort, ma confiance est revenue. Je sais qu’il vient me dire adieu, que c’est fini ! Il me prend dans ses bras, me serre très fort et me dit :
- « Au revoir fils, souviens-toi de la base…»
C’est fini, il s’installe sur le siège de sa voiture et tire sur le démarreur qui semble pleurer de douleur…, mais le moteur tourne tout de même. Mon cœur aussi pleure, il pleure de perdre ce père à peine trouvé que perdu. Je voudrais presque mourir sur l’instant pour ne plus le quitter. Mon père appuie à fond sur le champignon, me regarde encore et me salue de son bras par la capote… J’entends encore sa voix qui s’enfuit, comme de l’air prisonnier , par la valve d’un ballon :
- « Rappelle-toi fils… La base… !