"Les gouttes d'encre"

Quelque-part... Ailleurs ! (Où j'ai dû oublier un morceau de moi-même) - Micro-nouvelle "équine" tout autant "qu'humaine"; l'amour de l'homme pour le compagnon inséparable de toute son histoire. Sans le puissant et infatigable tout autant que fragile cheval, l'homme aurait-il atteint son état de l'actuel XXI° siècle ?

 

 

Ben non ! Je ne dors pas ! Je ne dors plus beaucoup d’ailleurs, et lorsque je me couche j’ai, depuis bien des années, le constant et désagréable sentiment d’oublier une partie de moi-même quelque-part ailleurs… quelque part, ailleurs… Quelque-part ailleurs…

C’est toujours ainsi, j’ouvre un œil, puis l’autre, et c’est seulement après que le réveil sonne. Dormant toujours volets ouverts, je devine à peine la pointe du jour qui s’annonce. Je m’habille sans même vraiment m’en rendre compte - L’habitude – habitude aussi d’engloutir un café brûlant sans me brûler. Je commence à me réveiller en enfilant mon sac à dos sur mes épaules et, dehors, en poussant mon solex, qui tousse, ronchonne, et démarre enfin rageusement. Je m’en vais soigner mes chevaux... Eh oui, en solex !

Ils sont une dizaine à m'attendre impatiemment ; je sais qu’un véritable concert de hennissements et de "barabulles" m’est réservé comme chaque matin à cette heure, quelle que soit la saison.

Pour eux, le moteur du solex signifie une tournée de betteraves fraîches coupées, de carottes ou autre privauté. Ce ne sont que des friandises, mais ça les calme un peu avant de les lâcher dans le manège pour me permettre de faire leurs litières. Leur ration d'avoine vient plus tard.

Je traverse une ville déserte sur les façades de laquelle résonne la pétarade de mon engin et j’arrive devant le grand mur qui protège l’écurie et le manège. La lourde porte de métal grince comme une grille de cimetière lorsque je la pousse ; je mets le solex sur sa béquille et j’entends les première notes du concert prévu. J’ouvre la porte de coté de la très ancienne écurie, et leur odeur de... cheval m’enveloppe comme un manteau.. J'aime cette senteur forte ; elle m'envahi la tête et les poumons. Il fait "bon chaud" là-dedans, comme on dit ici en hiver. D’ailleurs, je sens toujours un peu le cheval, même après une douche … Bon, et alors ? Depuis longtemps je ne me formalise plus de l’expression parfois bizarre de gens qui m’approchent sans me connaître. Je referme la porte de l’écurie, et je m’y adosse un moment, tout droit, les yeux fermés, et je deviens partie intégrante de l'espace de mes grands copains costauds.

Je deviens cheval, et je laisse mon déguisement d'humain à l'extérieur.

Je suis enfin libre, débarrassé de tout ce que je ressens comme un poids qui n'est pas le mien, et qu'un farceur m’a accroché sur les épaules juste avant que j'ouvre les yeux sur la vie. Ce poids me semble une entrave à l'harmonie qui me semble devoir être la mienne.

Le concert bat son plein et je lance un : « Salut les copains !» comme j’entonnerais l’air du toréador. Je suis chez moi maintenant. Je sors les friandises de mes copains, je les coupe sur le gros billot et je remplis les seaux que je leur porte individuellement, en respect de leur position hiérarchique dans le groupe.

C'est magique, chacun d'eux m'accueille selon son caractère. « Aventure », le grand anglo-normand se frotte amoureusement à moi tel un chat (un très gros chat), « Passeport », l’ambleur, hoche de la tête comme un canard et souffle très fort par les naseaux. « Souimanga », le plus petit de la bande avec un cœur « grand comme-ça » lui, m'offre un petit galop nerveux sur place, il baisse les oreilles et plisse la soie de son nez en secouant la tête. « Sacripant », aussi puissant cheval de cross qu’il est bâfreur et peut être cossard, porte très bien son nom, le voilà qui joue au méchant, il me barre le passage et fait mine de mitonner une méchante ruade ; je connais la parade, je fais mine de passer son seau à son voisin et il devient tout à coup très calme et conciliant, s’écarte pour me laisser le passage. Son voisin, sa voisine plutôt, c’est « Verveine », la haquenée rouan, qui amble, elle aussi, si bien, que sur son dos on se croirait sur un tapis volant. Je l'approche et elle m'ouvre tout le passage, elle se ramasse en faisant le gros dos et comme elle le fait parfois, elle plie les genoux, et se couche de l’avant main ; ce que lui ait appris lorsque je la dressais à se coucher et à tomber sans se blesser. Là, elle finit par se rouler sur le dos pour que je lui caresse longuement le ventre. On dirait gros chien !

Il y a aussi les jaloux de l’autre coté, qui font un foin du diable, hennissant, grognant même et bottant leurs bas flancs. Il y a ceux aussi qui, quoiqu’ils se tiennent tranquilles, sont au garde à vous, oreilles dressées et lèvres qui « barabullent ».

Le dernier enfin servi, je m'approche du box de mon préféré : Aramis ! C’est un splendide étalon Anglo-Arabe de quatre ans. Lorsque je l’ai acheté, il était à peine sevré. Son élégance et sa finesse vont de pair avec sa perfection musculaire. Aramis est un prince - et il n’a aucun doute à ce propos ! La partie haute de la porte de son box, toujours ouverte, forme le cadre d'un tableau dans lequel il se peint lui-même en trois dimensions à chaque fois qu’il s’y inscrit.

Tout le temps que je passe à m'occuper de ses congénères, il reste immobile; son encolure d'athlète traversant la toile noire du tableau comme une lame de sabre. Anglo-Arabe très typé, il porte sa fierté, son orgueil même, dans le port de sa fine tête dressée ; sa vivacité dans ses courtes oreilles plantées bien droites sans cesse aux aguets, ses naseaux de soie bien ouverts et son panache (je ne parle pas de sa queue) brille dans ses grands yeux sur lesquels battent calmement des paupières agrémentées de longs et superbes cils.

Jamais il ne tourne son regard vers moi tant que je m’occupe des autres ; il semble perdu, à regarder quelque-chose d'autre, très loin au-delà des murs épais de l'écurie; peut-être vers les lointains déserts brûlants d'où ses ancêtres nous sont venus… Je me dirige enfin vers lui et tire le loquet de la porte basse que j'ouvre en grand. Alors, lentement il pivote jusqu'à se tenir droit devant moi, obstruant toute la largeur de la porte de sa poitrine.

Je porte un sucre à ma bouche - un rituel - je le serre doucement entre mes lèvres en levant la tête vers la sienne. Il ne bouge pas immédiatement, mais une ou deux secondes après, il incline sa tête et, me palpe tout le visage de ses lèvres. Ses longs poils sensitifs et drus me chatouillent. Inspection rituelle terminée, il prend délicatement possession du morceau de sucre et le mâche avec componction comme curé une hostie puis, toujours au ralenti, il se recule pour me laisser entrer et déposer les friandises dans sa mangeoire. Il les croque cette fois sans faire de façons.

Je me retire, mais je prends bien soin de refermer la porte et en poussant soigneusement le loquet dans son logement. Parce qu’Aramis n’est pas seulement plus intelligent que ses congénères, c’est aussi un farceur invétéré qui dévoile particulièrement ce trait de caractère lorsqu’il est rassasié… Alors l’envie lui prend de s’amuser et de gambader avec insolence, histoire de montrer aux autres qu’il est bien leur chef de bande ; il sait aussi à cet effet utiliser notre relation privilégiée. J’ai vite découvert qu’il avait parfaitement appris à tirer le loquet avec le menton et gagnait ainsi, en douce, sa liberté dans l’écurie. Lorsqu’il y arrive, ce n’est absolument pas du goût de ses congénères qui, attachés par des chaînes à leurs licol, sont contraints de subir une « loi du plus fort de l’instant ». Ce n’est pas leur « tasse d’avoine » et encore moins pour la jument.

Tous ont nettoyé leurs seaux, je les lâche donc une demi-heure en liberté dans le manège, pour tranquillement m’occuper de leur confort. Ils en reviendront d’ailleurs, sans que j’ai à le leur demander après s’être désaltérés, ébroués et « chassés » les uns les autres comme des gamins dans une cour de recréation.

Faire ce travail n’est pas une corvée pour moi, mes amis me rendent ma peine au centuple, mais ce n’est pas pour autant une sinécure car il faut porter attention à tout. Un cheval se blesse facilement avec n’importe quoi, surtout s’il est inquiet ou effrayé ; il ne faut rien laisser traîner. J’en ai à peine terminé, que déjà les naseaux exercés ont senti l’avoine que je viens de verser dans les seaux. Les encolures pointent au travers de la grande porte ouverte. Je m’écarte et chacun rejoint sa place ou je l’attache. Aramis, lui, est resté dans son box et a terminé sa ration. Vient maintenant la récompense !

Un court brossage pour Aramis, je chausse mes bottes, enfile ma veste de treillis, après l’avoir sellé. Je sors, mon copain sur mes talons, je ferme les portes et, hop en selle ! Son pas souple et puissant nous mène rapidement hors de la ville, en direction de la cote Saint-Jacques. C’est l’été et le soleil perce déjà les frondaisons. Vingt minutes plus tard, nous sommes au sommet, tout juste chauds à point pour nous laisser engloutir au galop dans les chemins vert-sombre - et déserts - de la forêt profonde et secrète du pays d ’Othe.

Quelque-part ailleurs… ? Quelque-part ailleurs… ?

Mais, où ai-je donc oublié cette partie de moi-même qui m’empêche de dormir ?

Copyright©Michel-Louis LEONARD-Janvier 2006


 

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