Le Chinois
Fatigués ? Oui, nous l'étions après 15 heures de vol, au cours duquel la traversée d'une queue de typhon nous a particulièrement tabassés (je dis nous car j'avais amené avec moi l'ingénieur climaticien de la société). La transition de l'avion au tarmac était comme toujours à cette époque; chemises et autres habits sont à tordre comme des éponges en quelques secondes.
Nos correspondants Chinois nous attendaient et nous amenèrent très vite à l'hôtel dans lequel la clim tournait à plein régime à notre plus vif plaisir.
Une douche bénie des dieux plus tard et après m'être changé, j'appréciais le Thé brûlant que nos hôtes avaient préparé en attendant. Cette cérémonie de bienvenue terminée, ils nous quittèrent en me rappelant le dîner: "dans un quart d'heure dans le grand restaurant orné de colonnes". En attendant, (il ne faut jamais paraître trop pressé en Asie) par dessus le balcon de la terrasse du quatorzième étage, j'admirais le ballet de cette superbe ville chinoise en pleine activité.
Les habitants rentraient chez eux. Par milliers, bicyclettes et tricycles avaient envahi l'immense Dongchang'an street dans les deux sens et y disputaient l'espace aux carrioles tirées par des ânes, des petits chevaux ou des mulets. Des voitures, peu nombreuses, une armée de minibus, de vieux camions et des bus évoluait, à l'aise dans cette marée humaine, sans que qui que ce soit ne semble s'émouvoir d'un risque d'accident. André, (l'ingénieur) qui m'avait rejoint n'était jamais allé en Asie. Il était époustouflé et fasciné de voir ça et prévoyait une catastrophe à chaque redémarrage.
Le soir ne tarderait pas à s'inviter, la chaleur commençait à marquer le pas. J'avais revêtu un costume de lin noir, une chemise d'un blanc immaculé et cravate pourpre. Le noir, ou plus généralement le sombre est de rigueur en Asie et plus spécialement au Japon ou à Hong-Kong où en l'occurrence, du simple employé de bureau au directeur financier tous, stoïques et cravatés supportent les affres d'une cuisson de rigueur dès que l'on pose un orteil à la sortie d'un immeuble. Je descendis donc rejoindre mes amis Chinois après un crochet à la salle des télexs, pour donner de nos nouvelles à mon bureau à Paris.
Le dîner fut agréable et comme tous les dîners chinois d'affaires, superbe autant que délicieux je détaillerai peut-être ces choses (si elles vous plaisent) dans un autre récit.
André ne connaissait rien aux traditions ancestrales d'hospitalité des chinois ; je le surveillais de près. André était d'origine Polonaise et très fier de l'être; il avait largement fait l'écho aux "Kampés" (traduire : « santés ») que nos hôtes lançaient malicieusement en levant leurs verres remplis de "Mao Taï" (ce nom veut dire:"plus fort que le tigre " ou quelque chose de très similaire) un alcool de sorgo titrant 60° au bas mot. Nous étions deux, les Chinois étaient huit y compris leur chauffeur.
Mortel ici le "Mao Taï" lorsqu'on ne sait pas le boire... En Chine, personne ne se formalise des petits excès dus au respect de la tradition. Pour ma part, depuis que je pratiquais cette partie du monde, j'avais beaucoup donné de moi même à ce sujet, j'avais donc eu le temps de repérer les astuces utiles à ne pas trop m'y dépenser; André affichait une surchauffe maximale, un comble pour un spécialiste de la climatisation.
Le dernier plat venait à peine de se terminer ; mon alter ego chinois, selon un usage ancien et peu apprécié par des occidentaux ignorants des coutumes Chinoises, se leva, salua brièvement et partit sans plus de cérémonie. Je ramenais André dans sa chambre, escorté discrètement du chauffeur chinois prêt à m'aider en cas de problème…Il est vrai que le "Mao Taï" n'avait pas terrassé que le tigre ce soir !
Je décidais d'aller faire un tour sur la place Tien An Men à une encablure à peine de l'hôtel. La nuit était tombée, il faisait plus frais et les huit heures de moins que j'avais au compteur, ne m'incitaient pas au sommeil. Ayant toujours aimé porter des chapeaux un peu justement parce que personne n'en porte plus, mais surtout par goût, j'allais chercher mon Borsalino noir. Ce chapeau intéressait toujours beaucoup les chinois; je sortis et allumais un cigare cubain acheté à Hong Kong (oui, je fumais encore à l'époque) et je passais le parvis de l'hôtel accompagné des regards surpris des chasseurs, pour m'éloigner en direction de la place. Peu de gens dans la rue, chaleur et travail, rien que de plus normal.
Les trottoirs étaient vraiment très larges, bien dallés et tous bordés de hautes et longues jardinières. Entre chaque série de deux, s'inscrivait un lampadaire à éclairage puissant; greffé dessus, un double haut parleur (silencieux pour l'instant) .
Des arbres et des fleurs à profusion embaumaient l'atmosphère. Je longeais depuis un moment déjà les murs de la Cité Interdite et j'appréciais de marcher lentement; à Paris ça ne m'arrivait presque jamais; ici pas de bureau, pas de télé... Le silence ! Enfin, presque, car il me semblait par moments entendre des bruits, des voix et des rires tout en ne voyant âme qui vive. Bizarrement, cela me semblait venir des jardinières, je m'approchai doucement et je m'aperçus qu'en fait il y avait deux rangs. Lorsque j'arrivai au milieu, je vis des jeunes gens, garçons et filles assis, adossés aux jardinières, des livres, des cahiers, étaient épars autour de chacun d'eux; qui crayon sur l'oreille, ou stylo bille dans la bouche et bouquins sur les genoux, travaillaient leurs cours, à part ou en groupe pour s'entre aider... (je sus après, qu'étant donné l'extinction des feux à l'Université était obligatoire à 21 heures, ils venaient étudier ici; les rondes policières y étaient tolérantes et l'épisode de la "révolution de Tian An Men" n'était pas encore complètement écrit. Tous les regards surpris, brièvement méfiants et inquisiteurs se sont tournés vers moi... Plus surpris eux ? ou moi ? Je ne saurai le dire, mais au silence brutal, succéda une marée de fous rires et de descriptions mimées qu'ils se faisaient de moi, barbu, costumé de noir, Borsalino noir vissé sur la tête, un gros cigare entre les dents et les mains dans les poches.
Une quinzaine de jeunes se rapprochèrent de moi en glissant sur leurs genoux. Des mots fusaient de partout: USA ? DEUTCH ? FRENCH ? FRANÇAIS ? ITALY ? deux d'entre eux sortirent un Thermos et d'office, me servirent du thé : « WO FAAGO », répondis-je (Je suis Français).
Ils se turent, éberlués d'entendre un européen dire deux mots chinois. L'instant était magique, un des jeunes se leva doucement, me salua en joignant les mains et en se courbant un peu, sans me regarder, intimidé, me demanda : "Connaissez-vous Victor Hugo ?" Je lui répondis:"Oui, bien sûr..." Il se dit comme à lui même: "Hen Hao" (très bien); il se baissa, ramassa un livre qu'il me tendit à une page marquée en me disant: "Ecoutez si c'est bien..." et il commença de déclamer, dans un français parfait, un des plus beau poèmes de Victor Hugo: "LE MOT ».
Ce poème me touchant beaucoup, je ne puis résister à le partager avec vous !
" LE MOT "
Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites
Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes ,
TOUT, la haine et le deuil !
Et ne m'objectez pas que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.
Ecoutez bien ceci :
Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille du plus mystérieux
De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce MOT - que vous croyez que l'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre ,
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin .
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ,
Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle
Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera ,
Il suit le quai, franchit la place, et-caetera
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l'étage - il a la clé,
Il monte J'escalier, ouvre la porte, passe, entre, arrive
Et railleur, regardant l'homme en face dit :
"Me voilà ! Je sors de la bouche d'un tel."
Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.
Victor HUGO (1802-1885
J'avais déjà idée de la valeur que renfermait ces quelques vers, l'avenir allait, oh combien, me la faire encore mieux renforcer... Mais il faudra attendre encore un peu !
Michel-Louis LEONARD
Copyright©Le chinois Michel-Louis LEONARD 2004