"Les gouttes d'encre"

"Le Chinois"

 

Le Chinois

 

Fin   Juin   1987,  18.00   heures  -  BEIJING  (PÉKIN)  -  République Populaire  de Chine. Je déposais mes bagages dans la chambre qui m'était  réservée au Beijing hôtel où je venais pour affaires.

Fatigués ?  Oui,  nous  l'étions  après  15  heures  de  vol,  au  cours duquel la traversée d'une  queue de typhon nous  a  particulièrement tabassés  (je dis  nous car j'avais   amené   avec   moi  l'ingénieur  climaticien  de  la société).  La  transition de l'avion au tarmac était comme  toujours  à  cette époque; chemises et autres habits sont à tordre  comme  des éponges en quelques secondes.

Nos correspondants  Chinois  nous  attendaient  et  nous amenèrent très  vite  à  l'hôtel dans lequel la clim tournait  à  plein  régime à notre plus vif plaisir.

Une douche bénie des dieux plus tard et après  m'être changé, j'appréciais le Thé  brûlant  que  nos  hôtes  avaient  préparé   en attendant. Cette cérémonie  de bienvenue terminée, ils nous quittèrent en  me rappelant  le  dîner:  "dans  un  quart d'heure  dans  le grand restaurant orné   de   colonnes". En   attendant,  (il  ne faut jamais paraître  trop  pressé  en  Asie)  par  dessus  le balcon de la terrasse du quatorzième étage,  j'admirais  le  ballet  de  cette  superbe  ville chinoise en pleine activité.

Les  habitants rentraient  chez  eux. Par milliers, bicyclettes et tricycles avaient envahi l'immense  Dongchang'an  street dans les deux sens et y disputaient  l'espace aux carrioles tirées par des ânes, des petits chevaux ou des mulets.  Des voitures, peu  nombreuses,  une armée de minibus, de vieux camions et des bus évoluait,  à l'aise  dans  cette  marée  humaine, sans   que   qui   que   ce  soit  ne  semble  s'émouvoir  d'un  risque d'accident. André, (l'ingénieur) qui m'avait rejoint n'était jamais allé en Asie. Il  était époustouflé et fasciné  de  voir ça et prévoyait une catastrophe à chaque redémarrage. 

Le soir ne tarderait pas à s'inviter, la chaleur commençait  à marquer  le pas. J'avais revêtu un costume de lin noir, une chemise d'un  blanc  immaculé  et cravate  pourpre. Le noir, ou plus généralement  le  sombre est de  rigueur  en  Asie et plus spécialement au Japon  ou  à  Hong-Kong où en  l'occurrence,  du  simple employé de bureau au directeur financier tous, stoïques et cravatés supportent les affres  d'une cuisson  de  rigueur  dès que l'on pose un orteil à la sortie d'un immeuble. Je descendis donc rejoindre mes amis  Chinois  après un  crochet à la  salle des  télexs, pour  donner  de nos nouvelles à mon bureau  à Paris.

Le  dîner  fut  agréable  et  comme  tous les dîners chinois d'affaires,  superbe autant  que  délicieux  je  détaillerai  peut-être  ces  choses (si  elles  vous  plaisent)  dans  un   autre  récit. 

André ne  connaissait  rien  aux  traditions ancestrales  d'hospitalité  des chinois ; je le surveillais de  près. André était d'origine Polonaise et  très fier de l'être; il avait largement  fait  l'écho  aux "Kampés" (traduire : « santés ») que nos  hôtes lançaient malicieusement en levant leurs  verres remplis  de "Mao Taï" (ce nom veut dire:"plus fort que le tigre " ou  quelque chose de très similaire) un  alcool de sorgo  titrant 60° au  bas  mot.  Nous  étions   deux, les Chinois étaient  huit  y  compris  leur  chauffeur. 

Mortel  ici  le  "Mao Taï"  lorsqu'on  ne  sait   pas   le boire...  En Chine, personne ne se formalise des petits excès dus au respect  de  la  tradition. Pour ma part, depuis que je pratiquais cette partie  du  monde,  j'avais beaucoup donné de moi même à ce sujet, j'avais  donc  eu  le  temps  de repérer les astuces  utiles à  ne  pas trop m'y  dépenser;  André affichait une surchauffe maximale, un comble pour un spécialiste de la climatisation.

Le  dernier  plat  venait à peine de se terminer ; mon alter ego chinois, selon un usage ancien et peu  apprécié  par  des  occidentaux  ignorants des coutumes Chinoises,  se leva, salua brièvement et partit sans  plus  de cérémonie. Je ramenais André   dans   sa   chambre, escorté discrètement du chauffeur chinois prêt à m'aider en cas de problème…Il est vrai que le "Mao Taï" n'avait pas terrassé que le tigre ce soir !

Je décidais  d'aller  faire  un  tour  sur la place Tien An Men à une encablure à peine de  l'hôtel.  La nuit était tombée, il faisait plus frais et les  huit heures  de moins que  j'avais au compteur, ne m'incitaient pas au sommeil. Ayant toujours aimé porter  des  chapeaux  un  peu justement parce que personne n'en porte plus, mais surtout par goût, j'allais  chercher   mon Borsalino  noir. Ce chapeau intéressait toujours beaucoup les chinois; je sortis et allumais un  cigare  cubain acheté à  Hong  Kong  (oui,  je  fumais encore à  l'époque)  et je passais le parvis  de l'hôtel  accompagné  des regards surpris des chasseurs, pour m'éloigner en direction de la place. Peu de  gens  dans  la  rue, chaleur  et  travail, rien que de plus normal.

Les trottoirs étaient vraiment très larges, bien  dallés  et  tous   bordés   de hautes  et  longues jardinières. Entre  chaque  série  de  deux,  s'inscrivait un lampadaire à éclairage puissant;  greffé  dessus,  un  double  haut parleur  (silencieux pour l'instant) .

Des  arbres et des fleurs à profusion embaumaient l'atmosphère. Je longeais depuis un  moment  déjà  les  murs  de  la Cité Interdite et j'appréciais  de  marcher lentement; à  Paris ça ne m'arrivait presque jamais; ici  pas de  bureau, pas de télé... Le silence ! Enfin, presque, car il me  semblait  par moments  entendre  des bruits, des voix et des rires tout en ne voyant âme qui  vive. Bizarrement, cela me semblait  venir  des jardinières, je  m'approchai  doucement  et je m'aperçus  qu'en fait il y avait deux rangs. Lorsque j'arrivai au milieu, je  vis  des  jeunes  gens, garçons et filles   assis,  adossés  aux jardinières, des livres, des cahiers, étaient épars autour  de  chacun d'eux;  qui  crayon  sur  l'oreille,  ou  stylo  bille  dans  la bouche  et bouquins sur  les  genoux,  travaillaient  leurs  cours,  à  part  ou en groupe  pour  s'entre aider... (je sus après, qu'étant donné l'extinction des  feux  à l'Université  était  obligatoire  à  21 heures,  ils  venaient étudier ici; les  rondes policières y étaient  tolérantes et l'épisode de la  "révolution de  Tian  An  Men" n'était  pas  encore complètement écrit. Tous les regards  surpris, brièvement méfiants et inquisiteurs se  sont  tournés vers moi... Plus  surpris  eux ?  ou  moi ? Je  ne  saurai  le  dire, mais au silence brutal, succéda  une  marée  de fous rires et de descriptions mimées qu'ils se  faisaient  de  moi, barbu, costumé  de  noir, Borsalino  noir vissé sur la tête, un gros cigare entre les dents et les mains dans les poches.

Une  quinzaine  de  jeunes  se  rapprochèrent de moi en glissant sur leurs  genoux. Des   mots   fusaient  de  partout:  USA ?  DEUTCH ? FRENCH ? FRANÇAIS ? ITALY ?  deux  d'entre  eux  sortirent  un Thermos  et d'office, me servirent du thé : « WO FAAGO », répondis-je (Je suis Français).

Ils se turent, éberlués d'entendre un européen dire deux mots chinois. L'instant était magique, un des jeunes se leva doucement, me  salua en joignant les mains et en se courbant un peu, sans  me  regarder, intimidé, me demanda : "Connaissez-vous Victor Hugo ?" Je lui répondis:"Oui, bien sûr..." Il se dit comme à lui même: "Hen Hao" (très bien); il se baissa, ramassa un livre qu'il me tendit à une page  marquée en me  disant: "Ecoutez si c'est bien..." et il commença de déclamer, dans un français parfait, un des plus beau poèmes de Victor Hugo: "LE MOT ».


Ce poème me touchant beaucoup, je ne puis résister à le partager avec vous !




" LE MOT "

 

Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites
Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes ,
TOUT, la haine et le deuil !
Et ne m'objectez pas que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas.

Ecoutez bien ceci :

Tête-à-tête, en pantoufle,
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
Vous dites à l'oreille du plus mystérieux
De vos amis de cœur ou si vous aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre,
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce MOT - que vous croyez que l'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre ,
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin .
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main,
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ,
Au besoin, il prendrait des ailes, comme l'aigle
Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera ,
Il suit le quai, franchit la place, et-caetera
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues,
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l'étage - il a la clé,
Il monte J'escalier, ouvre la porte, passe, entre, arrive
Et railleur, regardant l'homme en face dit :
"Me voilà ! Je sors de la bouche d'un tel."

Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.

Victor HUGO (1802-1885

J'avais déjà idée de la valeur que renfermait ces quelques vers, l'avenir allait, oh combien, me la faire encore mieux renforcer... Mais il faudra attendre encore un peu !

 

Michel-Louis LEONARD
Copyright©Le chinois Michel-Louis LEONARD 2004

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